Description
Lettre inachevée / Urbana 3 – 7′32″
Compositeur : Luis Naón
© EDITIONS HENRY LEMOINE
Œuvre dédiée à Jean Geoffroy
A propos de l’œuvre – Par William Blank / Juillet 2017
Musique avec figures absentes
Luis Naón est l’homme des vastes cycles. Lettre inachevée 1998 pour vibraphone seul constitue la troisième pièce du cycle Urbana qui en comporte vingt-quatre. Complémentaire à Claustrum 1997 pour percussion seule et bande magnétique la pièce doit son titre à une double absence : celle de la figure (la lettre alphabétique) inachevée – comme si la main qui la dessinait s’était interrompue pour une raison inconnue – et celle du lien épistolaire qui liait le compositeur à son ami poète Charlie Feiling, des échanges subitement brisés par sa mort prématurée en juillet 1997.
Malgré l’aspect tragique du contexte, on ne trouve aucune trace de violence dans l’écriture instrumentale, très unifiée, et c’est à peine si l’on ressent par en droits une véhémence passagère (mais très intériorisée, presque voilée) portée par quelques figures qui se détachent de l’ensemble de manière subtilement émergeante avant de le réintégrer. C’est que le thème de l’absence se décline ici en douceur, à la manière d’une méditation, dans une attention portée au détail qui confine à une délicatesse extrême. Et si l’on est ici proche du silence, du « presque-son » comme le dit si bien le compositeur, c’est que la musique s’emploie avec pudeur à dire avant tout le vide laissé par la part manquante des choses et des êtres, « le voile qui est jeté sur la partie laissée dans l’absence ».
Dès le début de la pièce, la profusion d’indications liées au jeu instrumental ne doit pas induire en erreur : il ne s’agit nullement d’une forme de spéculation sur la variation des attaques, des modes de jeu, des nuances ou des articulations, mais bien d’un traitement hautement sophistiqué du timbre qui vise à traduire la juste expression des figures – même au travers du silence, du non-dit.
Ici pas de ruptures, d’épisodes contrastants, de collages abrupts. Ce qui domine, c’est l’unité, la différenciation délicate des polyphonies et des perspectives sonores à l’aide notamment d’une technique de pédalisation qui permet de maintenir les sons (à la manière d’un choral) tout en les combinant à certaines notes jouées « dead strokes » – une façon de créer l’illusion d’un relief, d’une voix furtive et légère qui se détache alors de la voix principale, comme en surimpression.
L’attention portée aux champs harmoniques et à ses développements dans les processus de transformation des accords est une composante essentielle du discours : de forme libre quant à sa narration, l’œuvre est cependant arc-boutée sur un solide réseau harmonique en perpétuelle métamorphose. Cependant, l’espace que le compositeur laisse entre chaque note dans l’agencement vertical permet aux intervalles d’acquérir une identité propre que l’on est en mesure d’identifier à chaque résurgence.Cette notion d’espace se retrouve ensuite pour ainsi dire dans la forme générale : sans mesures définies (les respirations font office de ponctuation), dans un tempo général lent et « élastique », les différentes sections se succèdent en effet sans heurts, par tuilage, mais gardent leurs singularités et dessinent, par leur alternance et leur succession dans le temps, un univers poétique et recueilli ; chaque nouvelle figure, dans sa rhétorique propre, semble énoncer une partie manquante au sein du continuum sonore avant de s’abolir dans ce qui n’était finalement qu’éphémère, l’altération des résonances ne laissant alors qu’entre-entendre une simple trace, une scorie, à la manière d’un graffiti urbain décoloré – un retour à l’inachèvement perpétuel.